Grande interview Jean-Antoine Girault
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"Les progrès de l'épigénétique vont constituer une aide précieuse dans le diagnostic et le traitement des maladies psychiatriques."

Publié le 18 décembre 2023

Interview avec Jean-Antoine Girault, neurobiologiste et neurologue, co-fondateur de l’Institut du Fer-à-Moulin (Inserm et Sorbonne Université), membre de l’Alliance FondaMental.

Dr Jean-Antoine Girault, vous êtes neurobiologiste et neurologue, co-fondateur de l’Institut du Fer-à-Moulin (Inserm et Sorbonne Université) que vous avez dirigé pendant quinze ans, vous avez coordonné le laboratoire d’excellence Bio-Psy (psychiatrie biologique) en Île-de-France et vous êtes membre de l’Alliance FondaMental. Vous étudiez les mécanismes moléculaires et cellulaires qui influencent le fonctionnement du cerveau et modifient nos comportements de façon durable, et vous êtes notamment spécialiste de l’épigénétique. Pouvez-vous nous rappeler la définition de l’épigénétique et nous décrire son fonctionnement ?

Le sens du mot épigénétique a beaucoup évolué au cours du temps. On considère le plus fréquemment que l’épigénétique constitue l’ensemble des modifications de l’ADN qui contrôlent l’expression de nos gènes. Ces modifications concernent soit directement l’ADN, mais sans changement de sa séquence, soit les protéines qui lui sont associées

La séquence de l’ADN est fondamentale. Elle est caractéristique de chaque espèce vivante. Cette séquence permet la fabrication des protéines indispensables à notre organisme. Les protéines constituent la trame des êtres vivants. Elles forment la vie telle qu’on la voit et telle qu’on la connait. Ce sont les protéines qui donnent la forme de la peau, l’hémoglobine qui est dans les globules rouges et sert à transporter l’oxygène, etc. Leurs propriétés dépendent de l’ordre dans lequel leurs constituants (les acides aminés) sont enchaînés, ordre déterminé par l’ADN, présent au sein de chacune de nos cellules. Ainsi, au cours du développement de l’organisme, à partir d’une seule cellule, un ovocyte fécondé, on obtient des cellules filles aux fonctions très différentes. Certaines vont devenir des neurones, d’autres des cellules d’intestin, d’autres des cellules de foie ou des cellules de muscles.  Comme toutes ces cellules ont le même patrimoine génétique codé par l’ADN, cela veut dire que des mécanismes interviennent pour sélectionner l’expression des protéines adaptées au développement de chacun des rôles des cellules. C’est en cela que consiste la fonction principale des mécanismes épigénétiques.

Ces mécanismes fonctionnent grâce à une modification de l’environnement moléculaire de l’ADN favorisant son interaction avec des protéines capables d’accentuer ou d’inhiber l’expression des gènes pour des durées variables. Leur étude constitue l’épigénétique.

Les modifications de la séquence de l’ADN sont des mutations. Dans la nature, une mutation peut arriver de façon fortuite, par exemple, lors de la constitution des spermatozoïdes ou des ovules, il peut y avoir une mutation de l’un des gènes. Le plus souvent la mutation passe inaperçue car elle n’entraine pas de conséquences, mais de temps en temps, lorsqu’elle advient au mauvais endroit, sur le mauvais gène, la mutation peut entrainer chez l’embryon une pathologie. Au cours de l’évolution certaines mutations qui avaient un effet favorable ont été conservées, expliquant la diversité du monde vivant. Les mutations sont fréquentes, mais les mutations favorables sont probablement exceptionnelles.

Pouvez-vous nous expliquer l’impact de notre environnement sur l’expression de nos gènes ?

Le premier mécanisme qui contrôle l’expression des gènes est la spécialisation des cellules au cours du développement dont nous avons parlé précédemment.

Le second mécanisme est lié au fait que de nombreuses cellules peuvent répondre à l’environnement de manière variée. Par exemple, les cellules qui sont à l’origine des globules rouges ont des gènes sensibles à la quantité d’oxygène. Ainsi, si l’on manque d’oxygène, les cellules vont avoir tendance à produire plus d’hémoglobine qui transporte l’oxygène. Si l’on va à la montagne, par exemple, où il l’oxygène se fait plus rare, des mécanismes spécialisés dans notre organisme capables de mesurer la teneur en oxygène vont augmenter la fabrication des globules rouges.

Dans le cadre du système nerveux, on a longtemps cru que l’épigénétique ne jouait pas de rôle. Maintenant, on pense que des mécanismes épigénétiques peuvent être impliqués dans un certain nombre de mécanismes d’apprentissage ou de modifications durables du système nerveux.

Dans le cadre d’expérimentations, on a remarqué qu’en soumettant des souris à un stress important sous forme de micro-chocs électriques ou de séparation de la mère pendant un temps bref, des modifications épigénétiques de certains gènes pouvaient se produire et durer plusieurs mois ou années. Vraisemblablement, à la suite d’une exposition au stress, les réponses de l’animal sont modifiées lors de situations stressantes nouvelles ce qui peut favoriser plus de résistance, ou de sensibilité. Ces données sont très intéressantes, car l’on peut imaginer en projetant ces résultats chez les humains que la même chose pourrait se passer.

On sait chez l’humain que les traumatismes pendant l’enfance peuvent favoriser l’apparition de troubles psychiatriques. On se demande donc quelles « traces » peuvent rester dans le cerveau à la suite du stress ressenti. S’agit-il uniquement de souvenirs ou bien existe-t-il aussi d’autres modifications moléculaires ?

Evidemment, on ne peut lier directement l’expérimentation sur les animaux à l’humain, mais le parallèle avec les animaux et les quelques données humaines post mortem sembleraient indiquer l’existence de modifications épigénétiques.

Pour les changements métaboliques globaux liés au stress, à la consommation de drogues addictives comme la cocaïne, ou à des carences sévères en nourriture, on a de bons éléments qui montrent l’existence de modifications durables et de séquelles à long terme bien après que le stimulus initial a disparu.

Chez les animaux par exemple, il est déjà possible d’effectuer des modifications épigénétiques ciblées. Il est vraisemblable que les gènes qui peuvent être modulés chez les animaux de laboratoire pourraient l’être également chez l’humain. Si l’on arrivait de façon précise à identifier les modifications à l’œuvre, on pourrait peut-être intervenir pour améliorer les effets d’un traumatisme.

Chez les humains, on manque encore de connaissances sur l’équilibre de l’expression des gènes pour pouvoir intervenir de manière spécifique et fiable sur un gène en particulier.

Est-ce qu’un grand nombre de nos gènes sont modifiés par les facteurs environnementaux ?                                                                                                 

Comme évoqué plus tôt, certains de nos gènes sont sensibles à l’environnement. Certaines molécules sont nécessaires pour les modifications épigénétiques. S’il arrive que l’on soit dans une situation de privation alimentaire majeure (famine, jeûnes) et que nos cellules n’aient plus assez de ces molécules nécessaires, il est vraisemblable que cela entraine des conséquences à long terme sur presque tous nos gènes. En situation normale, nous avons également un certain nombre de gènes qui sont, du fait de leur spécialité, régulés par l’environnement.

Le domaine des interactions gènes et environnement est passionnant. Selon les variantes des gènes dont on est porteur, il y a des chances qu’on ne réponde pas de la même façon à des facteurs environnementaux. Il existe toujours une interaction entre gènes et environnement en proportion variable, ce qui rend l’étude très difficile.

Ces interactions avec l’environnement sont très étudiées en cancérologie. Le développement d’un cancer, bien qu’il existe des facteurs de risques génétiques, est souvent lié à la survenue de mutations qui peuvent être induites dans certains cas par des facteurs environnementaux. Les mutations vont augmenter la prolifération des cellules et les risques de mutations supplémentaires. Tout cela va conduire à la formation de cellules malignes.

Les études en cancérologie ont montré qu’il y a également des mécanismes épigénétiques à l’œuvre dans le développement des cancers. Des gènes qui contrôlent les modifications épigénétiques peuvent être l’objet de mutations, se dérégler, et provoquer une réaction en chaine déréglant à leur tour d’autres gènes.

C’est pourquoi, dans le cas des cancers graves et face à l’inefficacité d’autres traitements, l’utilisation de médicaments capables de modifier de façon globale les réactions épigénétiques pourrait être intéressante malgré les possibles effets secondaires.

Dans le cas des maladies mentales, perturber l’équilibre de l’expression des gènes comporte encore trop de risques dans l’état actuel de nos connaissances et de nos moyens d’intervention.

Quels rôles jouent ces altérations de l’expression génétique dans les maladies mentales ?

La plupart des études prometteuses dans ce domaine portent sur le stress. On entend le stress comme un facteur environnemental d’une intensité inhabituelle perturbant le fonctionnement de l’individu et entraînant des conséquences désagréables et nocives (un accident, une agression, un harcèlement, etc).

Les psychiatres et les épidémiologistes en psychiatrie ont montré que les sujets présentant des troubles ou maladies psychiatriques, avaient souvent été victimes de stress de natures diverses dans leurs antécédents et éventuellement dans l’enfance précoce.

On entend beaucoup parler des désordres de stress post-traumatique. Le stress post-traumatique est une source de pathologie importante. Si l’on est exposé à un accident violent, une agression, une guerre, on va être stressé qui que l’on soit, et subir des modifications à court terme.

Cependant, certains sujets vont subir des modifications graves et durables de leur vécu et de leur comportement comme une hypersensibilité majeure à des signaux environnementaux banals, avec des troubles anxieux ou une dépression, tandis que d’autres sujets, soumis à la même situation stressante initiales vont être résistants.

Pourquoi est-ce le cas ? On pense que la génétique intervient via les combinaisons de variants de gènes. On suspecte que certaines combinaisons de gènes soient avantageuses dans certains cas, permettant aux individus les possédant de développer une plus grande résistance à certains événements.

Il s’agit de statistiques et non de prévisions individuelles. Ainsi, tous les individus qui sont porteurs d’une combinaison qui peut les rendre sensibles à certaines situations, ne vont pas forcément développer de troubles, et inversement tous les individus présentant une combinaison pouvant les rendre résistants ne seront pas à l’abri de développer des troubles.

Est-il possible, grâce à l’épigénétique, d’anticiper l’impact de certains facteurs de risque environnementaux ou d’un traitement sur notre santé mentale ?

A l’heure actuelle, en épidémiologie, on a établi des liens entre certains facteurs environnementaux et le risque de développer certains troubles mentaux. La question qui se pose réellement est de savoir s’il existe une composante épigénétique dans ce risque. En d’autres termes, on se demande si le lien entre un stress subi à une période donnée et l’augmentation des risques de développer un trouble psychiatrique plus tard, est de nature épigénétique.

Pour l’instant, l’accès au cerveau est limité chez les humains et par conséquent l’étude de ce potentiel lien est difficile. Cependant, une étude pourrait apporter des réponses rapidement. Il s’agit de l’étude des cellules circulantes qui sont prélevables à l’aide d’une simple prise de sang.

Les modifications épigénétiques qui prennent place dans les globules blancs peuvent être étudiées après une simple prise de sang. Ces modifications peuvent paraitre éloignées de celles qui ont lieu dans les neurones, mais il peut tout de même y avoir des parallèles et des ressemblances donnant une indication sur les mécanismes épigénétiques.

D’autre part, l’étude des micro-ARN est très intéressante. Les ARN sont synthétisés dans nos cellules et sont la copie de l’un des deux brins de notre ADN. Il existe différents types d’ARN : les ARN messagers qui codent pour les protéines et permettent leur fabrication, les micro-ARN et bien d’autres variétés. Les micro-ARN sont des ARN de petite taille qui ont la particularité de réguler l’expression et la stabilité des ARN messagers. Ainsi les micro-ARN sont capables de modifier indirectement l’expression d’autres gènes en rendant impossible la fabrication de protéines prévues par l’ARN messager ou en facilitant la dégradation de l’ARN messager et l’empêchant de remplir son rôle.

Des données expérimentales chez l’animal montrent que des situations de stress, de dépression importante, d’exposition à des drogues peuvent s’accompagner d’augmentation ou de diminution marquée de certains micro-ARN dans le liquide céphalorachidien ou dans le sang circulant. On ne comprend pas toujours bien d’où viennent ces micro-ARN mais leur étude est accessible par prises de sang. On peut donc mesurer leur présence. Les résultats de ces études pourraient peut-être fournir des indices qu’un certain type d’affection psychiatrique est en cours chez un individu ou qu’il existe chez cette personne un risque particulier d’affection.

D’autres types de travaux montrent que l’inflammation joue un rôle très important dans les pathologies mentales. Certains se demandent si la présence de certains micro-ARN ne viendrait pas de réactions inflammatoires plutôt que d’un disfonctionnement neuronal. C’est une autre possibilité à l’étude.

Si l’existence d’un lien était confirmée entre la présence de certains micro-ARN et le développement de pathologies, cela pourrait constituer une aide précieuse au diagnostic psychiatrique.

En fonction du taux et du type de micro-ARN observé chez le patient, le psychiatre pourrait préciser le diagnostic d’un trouble. Cela pourrait permettre d’être plus précis en distinguant plusieurs types de troubles en fonction des micro-ARN observés et en adaptant le traitement aux modifications épigénétiques particulières de chez chaque patient. La présence de ces marqueurs permettrait aussi au psychiatre de suivre l’évolution de la maladie. Ce sont des espoirs sur lesquels nous aurons des réponses à relativement court terme.

Ainsi on espère que les modifications épigénétiques des globules blancs ou les microARN pourront fournir dans quelques années des biomarqueurs utiles pour affiner le diagnostic, adapter le traitement de manière personnalisée et suivre l’évolution, apportant une aide aux psychiatres et aux patients en complément des approches cliniques.

Certains facteurs épigénétiques peuvent-ils être transmis de génération en génération ?

Initialement, la définition resserrée de l’épigénétique implique la transmission de génération en génération ou la transmission de cellule mère en cellule fille lors de la division cellulaire.

On se pose la question de savoir si la transmission des modifications épigénétiques est possible chez les mammifères et chez les humains. Pour répondre à cette question, il faut observer le développement de l’organisme.

Au début du développement, les précurseurs des cellules germinales (ovocytes chez la femme et spermatozoïdes chez l’homme) se séparent complétement des autres cellules de l’organisme et leur état épigénétique est modifié. De plus au moment du développement précoce, pratiquement toutes les marques épigénétiques sont effacées. Est-ce que quelques marques infimes restent présentes ? Cela n’est pas du tout évident.

Chez les vers nématodes appelés Caenorhabditis elegans, vers minuscules très étudiés par les biologistes, des données indiquent que des informations majeures d’ordre environnemental carence ou abondance de nourriture ou toxicité de l’environnement des transmissions peuvent être transmises de manière épigénétique. On ne sait pas sur combien de générations ces modifications peuvent subsister. Cela pourrait être utile à la nouvelle génération qui serait préparée à un environnement pauvre en nutriments en activant certaines modifications.

Chez les souris il existe également des données concernant la transmission d’expression de couleurs de pelages.

Des données très indirectes existent chez les humains, récoltées chez des populations précises comme les descendants des survivants de l’holocauste et les descendants de populations affectées par la famine en période de guerre. Les scientifiques suspectent chez les descendants de ces populations victimes de traumatismes la transmission de modifications épigénétiques.

Il est vraisemblable que de telles transmissions se fassent, mais il est probable qu’elles sont restreintes à des réponses très particulières essentiellement liées aux traumatismes métaboliques (famine majeure et privation majeure).

Comme les lignées germinales sont séparées du reste des lignées de l’organisme, une transmission nécessiterait une communication. On comprend très bien cette communication dans les cas de carences métaboliques majeures car toutes les cellules sont affectées. Pour des traumatismes psychologiques, nous ne savons pas encore si et comment la transmission pourrait avoir lieu vers les cellules germinales.

Peut-on réduire les risques de développer un trouble héréditaire grâce à l’épigénétique, si oui comment ?

Les facteurs de risque héréditaires sont généralement liés à des combinaisons de variantes de gènes ayant chacune une contribution minime. Réduire le risque de développer un trouble héréditaire n’est donc pas d’actualité pour des maladies qui ne sont pas causées par des mutations précises, et donc pour la majorité des troubles psychiatriques.

Pour certaines maladies génétiques bien caractérisées cependant, liées à des mutations ou des délétions de gènes entrainant des syndromes graves chez les jeunes enfants, le problème vient d’un gène défini. Le variant du produit de ce gène est toxique chez les individus atteints de la maladie et à l’origine de leurs symptômes. Dans la maladie de Huntington par exemple, maladie neurodégénérative, un gène présente une modification d’un type particulier qui engendre un produit toxique. Si l’on pouvait trouver un moyen de diminuer l’expression de ce gène en particulier grâce à des techniques inspirées de l’épigénétique, cela pourrait être une révolution et réduire la maladie héréditaire.

Des études sont en cours pour développer l’utilisation de techniques épigénétiques globales ou au contraire plus ciblées dans le cas de maladies sévères justifiant d’un traitement drastique.

La capacité de certaines molécules à modifier l’expression de nos gènes a inspiré des médicaments dits épidrogues ou épimédicaments. Quel est leur principe de fonctionnement et sont-ils efficaces ?

Les modifications de l’ADN ou des protéines qui l’entourent sont effectuées par des enzymes sensibles à certains inhibiteurs. Un certain nombre de molécules sont connues pour avoir un effet sur ces enzymes et sont appelées épidrogues ou épimédicaments. Ces médicaments présentent actuellement cependant des limites car ils ne sont pas spécifiques. Ils bloquent les enzymes dans toutes les cellules de l’organisme sans distinction. Les effets de ces médicaments sont donc globaux et l’on ne peut pas cibler les modifications souhaitées pour désamorcer un trouble psychiatrique. Il faut donc être prudent.

Ces médicaments sont utilisés notamment en dans les cas très graves, notamment en cancérologie, comme nous l’avons évoqué. Pour des thérapies en psychiatrie basées sur des médicaments à l’effet plus ciblé, il faudra encore patienter. Mais les recherches sont très actives dans ce domaine également.

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