Grande Interview Laurent Boyer
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« La médecine de précision en psychiatrie ne se limite pas à la recherche fondamentale et aux innovations cliniques ; elle doit aussi être transposable et diffusée dans le cadre clinique quotidien, en plaçant le patient au cœur de cette démarche. »

Publié le 22 mars 2024

Laurent Boyer, Chef du Département d’Information Médicale, Assistance Publique - Hôpitaux Marseille et Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur les Services de Santé et qualité de vie (CEReSS), Aix-Marseille Université.

Pourriez-vous définir la médecine de précision en psychiatrie ?

La médecine de précision en psychiatrie vise à personnaliser le diagnostic et le traitement des troubles mentaux en intégrant des données biologiques, génétiques, environnementales et individuelles. Contrairement à l’approche traditionnelle, qui peut être perçue comme uniforme, la médecine de précision en psychiatrie cherche à identifier des mécanismes précis sous-tendant les maladies mentales pour développer des traitements plus ciblés et plus précis et donc plus efficaces.

Le programme de recherche exploratoire PROPSY, sélectionné dans le cadre de France 2030 et co-piloté par l’INSERM et le CNRS avec l’appui de la Fondation FondaMental, illustre parfaitement cette ambition. Il s’agit d’utiliser des outils méthodologiques avancés – tels que l’imagerie cérébrale, la génomique, ou l’intelligence artificielle – non seulement pour affiner les diagnostics mais également pour identifier des profils homogènes au sein de troubles très hétérogènes.

L’objectif de la médecine de précision en psychiatrie est de transformer radicalement la prise en charge des patients, en améliorant la qualité des soins, en réduisant les inégalités de santé, et en diminuant la mortalité liée aux maladies mentales, qui reste significativement plus élevée et plus précoce que celle observée en population générale.

Les enjeux liés aux maladies mentales dépassent le cadre clinique : ils touchent également au domaine sociétal. Les maladies mentales représentent la principale cause de handicap, mesuré en années de vie ajustées sur l’incapacité (DALYs), surpassant de loin d’autres pathologies comme le cancer ou les maladies cardiovasculaires. Adopter une approche de médecine de précision en psychiatrie, c’est donc œuvrer pour une prise en charge personnalisée, plus précise et plus efficace des troubles mentaux.

Quels sont les enjeux associés à l’utilisation des données en psychiatrie ?

L’exploitation des données en psychiatrie est un vecteur d’innovation essentiel pour la médecine de précision en psychiatrie, et constitue l’articulation avec la Santé Publique et la recherche sur les services de santé (HSR), domaines dans lesquels je suis spécialisé. Dirigeant le CEReSS - le Centre d’Étude et de Recherche sur les Services de Santé et Qualité de Vie à l’Université Aix-Marseille, j’ai également un rôle central dans le réseau thématique ECO-MENTAL de la Fondation FondaMental, où nous cherchons à dynamiser et à soutenir des initiatives qui contribuent à informer les décisions en matière de politiques et de stratégies dans le domaine de la psychiatrie. Notre action est structurée autour de trois axes fondamentaux : l’évaluation économique, qui est essentielle pour comprendre le coût-efficacité des interventions, le parcours de soins et la performance, où nous analysons les données médico-administratives pour mesurer et améliorer la qualité des services de santé, et la qualité de la prise en charge, améliorée par le développement et la diffusion de deux types de mesure, les PROMs et PREMs. Les Patient-Reported Outcome Measures (PROMs) mesurent les résultats de soins perçus par les patients ; les Patient-Reported Expérience Measures (PREMs) mesurent l’expérience des soins vécue par les patients pour mieux comprendre et répondre à leurs besoins et à ceux de leurs aidants.

En tant que leader du work-package portant sur l’analyse des données de vie réelle au sein de F-PSYNET (réseau national de recherche clinique portant sur les troubles psychotiques) et co-leader du work-package sur la validation de biomarqueurs de stratification dans les essais cliniques et à travers l’utilisation de données issues des soins courants dans le cadre du PEPR PROPSY, je suis pleinement engagé dans la valorisation des informations issues de la pratique et des études cliniques.

C’est dans ce contexte extrêmement dynamique que depuis plus d’une décennie, aux côtés des Prs Marion Leboyer, Pierre Michel Llorca et d’autres collègues, nous œuvrons pour appliquer concrètement les découvertes de la recherche fondamentale dans les soins cliniques de tous les jours. Cela implique de passer de l’efficacité observée en milieu expérimental à une «efficacité dans la vraie vie». Notre pays est doté de bases de données nationales riches, comme le SNDS (Système National des Données de Santé) et le PMSI (Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information) qui sont encore sous-exploités, et de ressources en pleine expansion telles que les entrepôts de données de santé (EDS). Avec mon collègue le Dr Guillaume Fond, nous avons mis en place une plateforme digitale MonPSY&moi (financée par la Direction Générale de l’Offre de Soins (DGOS) et l’Agence Technique de l’Information sur l’Hospitalisation (ATIH)), qui recueille le point de vue des patients sur leur expérience du système de soins et leur état de santé grâces à des questionnaires adaptatifs PREMs et PROMs, afin que l’expérience des patients puisse éclairer et transformer l’organisation des soins.

En somme, pour revenir à votre question précédente et compléter ma réponse, la médecine de précision en psychiatrie ne se limite pas à la recherche fondamentale et aux innovations cliniques ; elle doit aussi être transposable et diffusée dans le cadre clinique quotidien, en plaçant le patient au cœur de cette démarche. L’organisation du système de santé joue un rôle crucial dans l’adoption et la mise en œuvre de ces innovations. Optimiser les prises en charge en santé mentale passe donc par l’analyse des données de vie réelle incluant le point de vue des usagers, pour façonner un système de santé qui réponde mieux aux besoins des individus et incluant les innovations cliniques. 

Récemment, vous avez participé à plusieurs projets d’envergure destinés développer la médecine de précision en psychiatrie grâce à la data. Pourriez-vous nous en présenter quelques-uns et nous expliquer leurs implications pour les patients, la recherche médicale et le personnel soignant ?

Vous faites référence à European Mental and physical health Initiative for people with severe Mental Disorders (EU-MIND), qui est un projet financé par l’Union Européenne dans le cadre du partenariat Transforming Health and Care Systems (THCS), lui-même inclus dans le programme européen pour la recherche et l’innovation « Horizon Europe ».

Dans ce projet, nous avons une ambition Européenne de transformation des systèmes de santé. Avec la Fondation FondaMental et mon unité de recherche le CEReSS, nous portons ce projet ambitieux qui unit la France, le Danemark, la Finlande, l’Italie, la Pologne et la Suède pour transformer la prise en charge des comorbidités somatiques chez les patients souffrant de troubles mentaux sévères.

Comme vous le savez, les troubles mentaux sévères (TMS), notamment la schizophrénie, le trouble bipolaire et la dépression majeure, sont la principale cause de handicap toutes maladies confondues et comptent parmi les dix premières causes d’invalidité. Il a été estimé qu’en Europe, plus de 80 millions de personnes pourraient souffrir de troubles mentaux. Ces derniers représentent également un coût important, avec des coûts totaux estimés à plus de 600 milliards d’euros pour les 28 pays de l’UE. Les personnes atteintes de troubles mentaux sévères meurent jusqu’à 15 ans plus tôt que la population générale, environ 70% de cet écart de mortalité étant attribué à des comorbidités physiques. Plus d’un tiers des personnes atteintes de troubles mentaux sévères souffrent d’au moins une comorbidité physique. La santé physique et l’écart d’espérance de vie chez les personnes avec TMS ne se sont pas améliorés, voire ont empiré au cours des dernières décennies. Outre les facteurs de mode de vie modifiables et les effets secondaires des médicaments psychotropes, l’accès et la qualité des soins de santé somatiques restent une priorité critique pour les individus avec troubles mentaux sévères.

EU-MIND a pour ambition de définir et de mettre en œuvre des stratégies de soins basées sur des données probantes issues des bases de données nationales Européennes (donc dépasser nos analyses nationales et proposer une approche fédérative transnationale) et un consensus européen incluant les points de vue des usagers, afin d’améliorer l’accès et la qualité des soins somatiques pour les personnes souffrant de troubles mentaux sévères. En s’appuyant sur une collaboration étroite avec les patients, les soignants, et les décideurs politiques de plusieurs pays Européens, EU-MIND cherche à rendre les systèmes de santé plus réactifs et adaptés aux besoins spécifiques des patients, en vue de réduire les inégalités de santé et de poursuivre les avancées dans le domaine de la santé à travers l’Europe.

Dans votre étude publiée dans le Lancet, vous avez identifié quels traitements sont à privilégier en adjonction aux antipsychotiques de deuxième génération dans le traitement de la schizophrénie. Comment interpréter les résultats de cette étude, quelles en sont les limites et à contrario quelles nouvelles perspectives ouvre-t-elle ?

Notre étude parue dans le Lancet s’inscrit dans le cadre de nos activités de recherche avec le Dr Guillaume Fond centrées sur les analyses essentielles à la synthèse et à la diffusion des connaissances en santé. Cette démarche est en cohérence avec nos activités de recherche sur les services de santé, visant toujours à améliorer la qualité des soins. Nous avons publié au cours des dernières années plusieurs dizaines de méta-analyses : Leur valeur repose sur notre aptitude à synthétiser l’afflux massif de connaissances dans le domaine de la santé mentale en vue de leur application concrète, visant ainsi à rehausser la qualité des soins. Les méta-analyses et umbrella reviews constituent des outils puissants pour filtrer, synthétiser et diffuser les données scientifiques, permettant aux professionnels de santé d’accéder aux informations les plus actuelles et les plus pertinentes. Cette approche rigoureuse ne se limite pas à compiler des études ; elle évalue également la force des preuves et identifie les domaines nécessitant des recherches futures. En consolidant des données disparates, ces travaux facilitent l’identification de tendances, de lacunes dans les connaissances existantes, et de potentiels nouveaux traitements, contribuant ainsi directement à l’évolution de la médecine de précision en psychiatrie. Fondamentalement, ils permettent une prise de décision éclairée en santé, en offrant une vue d’ensemble critique des interventions disponibles, et en mettant en lumière celles qui sont les plus efficaces et sûres pour les patients. C’est une pierre angulaire pour avancer vers des soins personnalisés et fondés sur des preuves, marquant une étape significative vers l’amélioration continue des soins en santé mentale.

Concernant l’étude du Lancet, elle a été menée par Damien Etchecopar-Etchart, un de nos doctorants qui, en tant que lauréat 2021 du Programme Jeunes Espoirs de la Psychiatrie, a obtenu une bourse de la Fondation Bettencourt Schueller et le soutien de la Fondation FondaMental. Cette étude a permis d’identifier des traitements efficaces en complément aux antipsychotiques dans la prise en charge de la schizophrénie. Sur les 45 médicaments d’augmentation évalués auprès de 3358 participants, un tiers a montré une efficacité significative par rapport au placebo. Notamment, le tropisétron, la mémantine et la minocycline se sont démarqués pour le traitement des symptômes négatifs avec la rispéridone, et le benzoate de sodium, ainsi que la mémantine, ont montré des effets sur les symptômes positifs. La duloxétine s’est révélée particulièrement efficace chez les patients traités par clozapine. Il est cependant impératif de souligner que ces résultats sont préliminaires et requièrent des confirmations à travers des recherches ultérieures. L’étude met en lumière le besoin d’approfondir nos connaissances et de valider ces traitements dans des conditions réelles d’utilisation.

Référence de l’étude: Comprehensive evaluation of 45 augmentation drugs for schizophrenia: a network meta-analysis. Etchecopar-Etchart D, Yon DK, Wojciechowski P, Aballea S, Toumi M, Boyer L, Fond G. EClinicalMedicine. 2024 Feb 7;69:102473. doi: 10.1016/j.eclinm.2024.102473.  [MC1]

Dans le cadre d’une autre recherche publiée très récemment dans le Journal of the American Medical Association, Cyril Gerolymos, interne en psychiatrie et ayant réalisé notre Master de Santé Publique, a réalisé une analyse sur les traitements pharmacologiques potentiels des effets secondaires des médicaments psychiatriques, chez les patients sous antipsychotiques. Cette analyse a souligné l’efficacité de plusieurs médicaments, dont la mirtazapine et la vitamine B6, tout en mettant en garde contre des conclusions hâtives en raison des tailles d’échantillon limitées.

Référence de l’étude: Drug Efficacy in the Treatment of Antipsychotic-Induced Akathisia: A Systematic Review and Network Meta-Analysis. Gerolymos C, Barazer R, Yon DK, Loundou A, Boyer L, Fond G. JAMA Netw Open. 2024 Mar 4;7(3):e241527. doi: 10.1001/jamanetworkopen.2024.1527.  [MC2]

Je voudrais insister sur le fait que ces études témoignent de la richesse de la collaboration entre la psychiatrie et la santé publique, offrant de nouvelles perspectives dans le traitement de la schizophrénie mais aussi d’autres troubles psychiatriques. Elles contribuent à l’évolution de la médecine de précision en psychiatrie et à notre engagement pour l’amélioration continue des soins en santé mentale.

Quelles seraient les prochaines étapes pour optimiser l’utilisation des données en psychiatrie ?

Pour optimiser l’utilisation des données en psychiatrie, il est impératif d’élaborer une stratégie nationale axée sur la santé mentale priorisant la qualité et l’exhaustivité des données recueillies. Cela comprend le développement d’entrepôts de données sécurisés spécifiques à la psychiatrie et l’amélioration de l’interopérabilité entre diverses sources de données, y compris celles issues des environnements hospitaliers et de ville, pour enrichir et compléter les informations disponibles.

L’intégration progressive des données de vie réelle dans la prise en charge des patients, avec le soutien de l’intelligence artificielle et des outils numériques, marquera une avancée significative dans la transformation des parcours de soins. L’IA, notamment, pourrait révolutionner l’analyse de vastes ensembles de données, en aidant à identifier des modèles de soins innovants, découvrir des biomarqueurs pour des traitements personnalisés, et améliorer les résultats cliniques pour les patients.

L’innovation à travers les données, l’IA, et les nouveaux outils numériques doivent converger pour transformer et optimiser les parcours de soins en psychiatrie, vers une médecine de précision centrée sur le patient et adaptée aux besoins individuels. Ces efforts visent à découpler et à redéfinir les standards de soins en psychiatrie, en mettant l’accent sur une approche intégrée et personnalisée du traitement des troubles mentaux. C’est notamment l’un des objectifs du grand défi « Dispositifs médicaux numériques en santé mentale », auquel je participe et qui porté par les Dr Line Farah, Pr Ludovic Samalin et Pr Frank Bellivier.

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