Grande interview Ludovic Samalin
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"Les Dispositifs Médicaux Numériques (DMN) offrent des perspectives prometteuses pour personnaliser la prise en charge des patients"

Publié le 22 décembre 2023

Interview avec Ludovic Samalin, psychiatre et responsable des Centres Experts Dépression Résistante et Troubles Bipolaires au CHU de Clermont-Ferrand. 

Qu’est-ce que le grand défi « Numérique en santé mentale » ?

Le grand défi «Numérique en santé mentale» est une mission ministérielle qui a pour but de transformer profondément le secteur de la santé mentale à travers l’utilisation des technologies numériques. Il vise à couvrir l’ensemble du territoire français et se concentre sur trois principaux domaines : la prévention, les soins et l’inclusion sociale.

L’objectif de ce défi est de mettre sur le marché des dispositifs médicaux numériques afin de favoriser la prévention, le dépistage et le diagnostic des maladies psychiatriques, mais aussi faciliter l’accès aux soins et l’inclusion sociale des personnes vivant avec ces troubles.

Pour répondre aux principaux enjeux d’amélioration de l’offre de soin en santé mentale, le grand défi « Numérique en santé mentale » devra mettre en place des étapes de sélection et de priorisation afin de soutenir les projets les plus pertinents dans ce domaine. Plusieurs leviers seront utilisés pour soutenir financièrement les projets, notamment à travers des appels d’offres dédiés et des manifestations d’intérêt pour encourager le développement de solutions numériques.

Il est également prévu de faciliter le développement et l’accès au marché pour les acteurs impliqués dans ce défi. Cela inclut un travail de réflexion avec les institutions pour améliorer l’accompagnement, préciser les attentes en termes de cahier des charges, répondre aux interrogations et lever les barrières éventuelles. Des collaborations avec des institutions telles que la Haute Autorité de Santé (HAS), les Comités de Protection des Personnes (CPP), etc., sont envisagées.

Quels sont les principaux avantages et défis liés à l’utilisation des outils numériques dans le domaine de la santé mentale ?

L’utilisation des outils numériques présente de nombreux intérêts. Cependant, ces outils n’ont pas comme finalité de remplacer les professionnels de terrain ; ils leurs sont complémentaires.  Ils peuvent notamment contribuer à améliorer les stratégies thérapeutiques existantes ou à rendre les thérapies accessibles lorsque le contact en présentiel n’est pas possible. Les outils numériques permettent également un meilleur accès à l’information pour les usagers, les aidants et les familles.

Des avancées telles que l’intelligence artificielle (IA) et le digital phenotyping (collecte de données passives pour caractériser un phénotype numérique) offrent des perspectives prometteuses en matière de prévention et de diagnostic. Elles peuvent permettre de prédire les risques de rechute et d’alerter en cas de besoin, mais leur intégration dans les parcours de soins nécessite l’accord et l’implication des patients concernés. Ces avancées soulèvent également des questions éthiques importantes et suscitent parfois des inquiétudes chez les professionnels de la santé mentale, qu’il est essentiel de rassurer.

Afin de mieux appréhender ces enjeux, un comité d’experts sera mis en place pour accompagner le développement de la feuille de route prévue pour le premier trimestre 2024 et assurer une intégration pertinente et responsable de ces technologies dans les parcours de soins en santé mentale. Ce comité comprendra une représentation aussi large que possible, allant de la recherche à la clinique en passant par les pouvoirs publics, l’industrie, mais aussi les aidants et les représentants des familles. Il reflètera également les différentes spécialités : psychiatrie de l’enfant et l’adolescent, addictologie, etc.

Comment les plateformes en ligne et les applications mobiles peuvent-elles contribuer à la prévention et à l’information au sujet des troubles psychiatriques ?

Les plateformes en ligne et les applications mobiles jouent un rôle crucial dans les stratégies de prévention et la diffusion d’informations concernant les troubles psychiatriques. Depuis l’avènement d’Internet, le numérique représente une source d’information majeure. En effet, lorsqu’une personne se sent mal, son premier réflexe est souvent de chercher des informations sur Internet. Il est donc crucial de diffuser des informations pertinentes et crédibles à destination du grand public, afin d’aider les individus à trouver des informations fiables et précises.

Ces plateformes sont des sources essentielles d’informations pour les usagers, les professionnels, les familles et les autres acteurs impliqués. C’est pourquoi, bien qu’elles se trouvent en dehors du périmètre spécifique du grand défi «Numérique en santé mentale», nous devons apporter notre soutien aux initiatives pertinentes afin d’améliorer la qualité et l’accessibilité de l’information disponible en ligne.

En ce qui concerne la prévention secondaire, qui s’adresse aux personnes souffrant de troubles psychiatriques ou ayant un risque élevé de développer des symptômes, plusieurs types d’outils ont été développés, principalement dans le domaine de la recherche. Ces outils permettent un meilleur suivi des patients grâce à un accompagnement personnalisé adapté à leurs besoins spécifiques. Ils contribuent ainsi à réduire le risque de rechute ou de recrudescence des symptômes.

Cependant, la prévention primaire, c’est-à-dire en population générale, représente un défi plus complexe. Il s’agit de diffuser des outils efficaces pour mesurer l’exposition à des facteurs de risque, comme la pollution, le stress ou les substances toxiques. Par exemple, dans certains pays, des solutions digitales ont été développées pour identifier les lieux de consommation de substances afin de mettre en place des actions de prévention ciblées. De même, la prise en charge des troubles du sommeil représente un axe spécifique de prévention pour lequel il existe aujourd’hui des dispositifs médicaux numériques qui permettent une évaluation écologique et validée.

Dans le cadre du grand défi «Numérique en santé mentale», l’une des premières étapes consistera à réaliser un état des lieux et un recensement des initiatives existantes sur le territoire. Cette démarche vise à faciliter la mise sur le marché ou la diffusion des outils déjà développés, et à identifier les champs ou thématiques qui nécessiteront d’être accompagnés.

Comment les dispositifs médicaux numériques peuvent-ils être personnalisés pour répondre aux besoins spécifiques des patients souffrant de troubles mentaux ?

Les Dispositifs Médicaux Numériques (DMN) offrent des perspectives prometteuses pour personnaliser la prise en charge des patients souffrant de troubles mentaux en répondant à leurs besoins spécifiques. Ils peuvent permettre une autoévaluation plus fréquente, à l’initiative du patient, mais aussi recueillir de données passives comme le niveau d’activité physique et sociale, la qualité du sommeil… Ces données permettent une évaluation plus objective de l’état clinique d’un patient à un moment donné.

Par exemple, dans le cas d’un état dépressif caractérisé, on observe souvent une réduction des activités physiques et sociales chez le patient. Un algorithme intégré dans un DMN peut générer des alertes pour le patient ou le professionnel de santé, signalant des changements précoces, sans attendre une rechute évidente. Cette information précoce peut réduire le risque de ré-hospitalisation et favoriser une approche de médecine de précision en offrant des réponses personnalisées et adaptées à chaque patient.

Des études internationales sur les dispositifs médicaux numériques ont démontré des bénéfices significatifs dans la prise en charge de la dépression et dans la prévention des risques. Cependant, à ce jour, aucun DMN n’a été mis sur le marché en France.

Le grand défi «Numérique en santé mentale» vise précisément à soutenir l’accessibilité de DMN sur le marché français. Des expérimentations utilisant des DMN telles que le projet Passeport BP dédié aux troubles bipolaires (plateforme de télésuivi), porté par la Fondation FondaMental, sont en cours. L’évaluation des résultats de ce projet permettra d’évaluer l’impact réel de ce DMN sur la prise en charge des patients, mais aussi l’impact sur les coûts directs et indirects des soins de santé mentale.

Quel sera le rôle de l’intelligence artificielle dans la recherche et l’innovation en santé mentale ?

L’intelligence artificielle (IA) offre des perspectives d’innovation considérables dans le domaine de la santé mentale. En tant qu’outil complémentaire, elle peut faciliter l’accès aux soins de santé mentale, réduire les risques et favoriser le dépistage précoce des troubles. Cependant, comme pour toute avancée technologique, elle présente à la fois des avantages et des inconvénients à prendre en considération. Il est primordial de se conformer au Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), de sécuriser les données sur les sites agréés et d’offrir aux utilisateurs une compréhension claire du fonctionnement de ces outils.

Nous devons prendre en compte les réticences éventuelles face à l’utilisation du numérique, comme l’a souligné Margot Morgiève (Chargée de recherche à l’Inserm, Cermes3) lors du dernier Congrès Français de Psychiatrie. Certains professionnels peuvent ressentir de la lassitude après avoir utilisé des outils numériques, ce qui peut entraîner des barrières supplémentaires à l’adoption et à l’exploitation pleine et entière des avantages de ces technologies.

Quels sont les défis potentiels pour garantir l’accès équitable à ces outils numériques pour tous, indépendamment de leur situation géographique ou de leurs ressources ?

Selon les données du baromètre du numérique, on observe une forte adoption des smartphones, avec 87% des personnes âgées de 12 ans et plus équipées. Cette tendance à la hausse sur les dix dernières années souligne une accessibilité et une couverture numérique importantes. Cependant, même avec cette adoption croissante, il reste encore environ 13% de personnes qui ne disposent pas de smartphones. Pour garantir un accès équitable à l’information et aux ressources, nous devons prévoir des solutions accessibles à tous.

Comment les données collectées à partir des outils numériques pourraient-elles être utilisées pour améliorer la compréhension des troubles mentaux et orienter de nouvelles approches de traitement ?

L’utilisation des données collectées à partir des outils numériques offre de nouvelles possibilités en termes d’évaluation, de suivi et de compréhension des troubles. Ces données, collectées de manière continue et souvent en temps réel, ouvrent la voie à de nouvelles approches de traitement plus personnalisées et mieux adaptées aux besoins individuels des patients.

Traditionnellement, les études de cohortes impliquent des visites en hôpital de jour, ce qui limite la fréquence et la variété des données recueillies. Avec les outils numériques, il est désormais possible d’effectuer des évaluations écologiques, permettant aux individus d’évaluer leurs symptômes chez eux, à n’importe quel moment. Les montres connectées, par exemple, permettent la collecte continue de données telles que l’activité physique, le sommeil et l’actimétrie, générant ainsi des ensembles de données massives, ou «Big Data». Cela permet de recueillir des données en quasi-temps réel, ce qui constitue une avancée majeure.

Ces données fournissent des informations plus précises et des conditions de recueil améliorées par rapport aux méthodes traditionnelles. Elles ouvrent un nouveau champ d’étude dans le domaine de la métrologie digitale et nécessitent le développement et la validation d’outils numériques par rapport aux outils existants.

Un exemple concret de cette utilisation est observé dans le suivi des patients souffrant de troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Il s’agit d’un dispositif installé au domicile du patient, avec leur consentement. En positionnant des outils numériques sur les portes de leur appartement, il devient possible de mesurer la fréquence des compulsions. Ces données, collectées de manière continue, permettent une meilleure compréhension des schémas comportementaux des patients, et contribuent à une prise en charge psychothérapeutique plus personnalisée et adaptée à chaque individu.

Existe-t-il des limites éthiques ou des préoccupations concernant la confidentialité des données lorsque l’on utilise des outils numériques pour la santé mentale ?

En France, les normes du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) constituent un cadre strict régissant la collecte, le traitement et la protection des données personnelles, y compris celles liées à la santé mentale. Les sites agréés en données de santé, identifiés par le ministère de la Santé, permettent un hébergement sécurisé des données de santé. De plus, des cahiers des charges existent pour encadrer le développement et l’utilisation des DMN, ce qui contribue à renforcer la sécurité et la confidentialité des données.

En France, ces contraintes et normes strictes en matière de confidentialité des données, loin de freiner l’innovation, constituent une force motrice pour des avancées plus ambitieuses dans le développement d’outils numériques en santé mentale. Elles incitent à progresser de manière responsable et encouragent la confiance des utilisateurs en garantissant la sécurité de leurs informations personnelles.

Comment l’éducation des professionnels de la santé peut-elle être adaptée pour intégrer efficacement les outils numériques dans la prise en charge des patients souffrant de troubles mentaux ?

L’intégration efficace des outils numériques dans la prise en charge des patients souffrant de troubles mentaux nécessite une évolution dans la formation des professionnels de la santé à différents niveaux. Au cours de la formation initiale, il est indispensable d’intégrer dans le parcours des étudiants en médecine et des professionnels de la santé des formations à l’utilisation des outils numériques. Bien que cela puisse sortir du cadre spécifique du grand défi «Numérique en santé mentale», c’est un point essentiel pour préparer les futurs praticiens à l’utilisation de nouvelles technologies dans leur pratique.

La mise à jour des compétences des professionnels de la santé déjà en exercice est tout aussi importante. Il est primordial de faire du numérique un sujet régulier dans la formation continue des praticiens, via des programmes de formation et des campagnes d’information.

Enfin, de nouveaux métiers liés à l’utilisation du numérique apparaissent également dans le domaine de la santé. Ces champs de compétences spécifiques dans le domaine du numérique en santé mentale requièrent des formations adaptées pour maitriser les compétences requises.

Quels sont les exemples concrets d’outils numériques actuellement utilisés avec succès dans le domaine de la santé mentale, et quels sont leurs résultats observés ?

Dans le domaine de la santé mentale, plusieurs outils numériques ont été mis en place avec succès, offrant de nouvelles approches de traitement et de suivi des patients. La téléconsultation en est l’un des exemples les plus remarquables et les plus largement utilisés. Son usage s’est largement diffusé pendant la pandémie de COVID-19. Cela a permis de démontrer qu’il est possible de fournir des soins psychiatriques à distance. Cependant, bien que cela ait été bénéfique pour un grand nombre de patients, il est important de noter que cette méthode peut avoir des limites et ne convient pas nécessairement à toutes les situations cliniques.

Le télésuivi est un autre exemple prometteur. Des projets réalisés ont montré et vont continuer à démontrer leur utilité dans le suivi des patients atteints de troubles mentaux. Ces outils permettent une collecte de données continue et offrent des possibilités de suivi à distance, améliorant ainsi la gestion de ces troubles.

Enfin, dans le domaine de la recherche, les Dispositifs Médicaux Numériques ont également prouvé leur efficacité. Par exemple, les dispositifs axés sur la Thérapie Cognitive Comportementale (TCC) via des modules de TCC à domicile complétés par des rendez-vous avec un thérapeute ont montré des bénéfices significatifs : implication accrue du patient, accessibilité améliorée, maintien du lien avec le professionnel de santé mentale et accès à davantage d’informations. Ces outils offrent la possibilité d’impliquer plus activement les patients dans leur traitement et de les rendre acteurs de leur prise en charge. Le projet Moodbuster (E-COMPARED) est un programme de traitement en ligne fondé sur la thérapie cognitive comportementale dans la prise en charge de la dépression, ayant démontré son efficacité dans plusieurs études.

En quoi la réglementation actuelle soutient-elle ou entrave-t-elle le développement et l’adoption des solutions numériques en santé mentale ?

La réglementation actuelle joue un rôle important dans le développement et l’adoption des solutions numériques en santé mentale, offrant des garanties de sécurité, de confidentialité et de fiabilité pour les patients. Cependant, il existe un décalage important entre la rapidité avec laquelle se développent les solutions digitales en santé mentale et la lenteur des processus d’évaluation de leur efficacité. Les études pour évaluer l’impact et l’efficacité des dispositifs numériques impliquent des périodes d’inclusion des patients, puis d’analyse des données, qui peuvent s’étendre sur une durée d’au moins 5 ans, retardant ainsi l’évolution ou la mise à disposition de ces solutions sur le marché.

Le grand défi «Numérique en santé mentale» cible particulièrement les Dispositifs Médicaux Numériques, car bien que de nombreuses solutions numériques existent pour le bien-être ou la gestion du stress, il y a une absence notable de DMN spécifiquement dédiés aux maladies mentales sur le marché. Le développement de DMN nécessite en effet des levées de fonds importantes et suit un chemin plus long que ces applications de « bien-être » en raison de contraintes réglementaires plus strictes.

 

En conclusion, pour relever les défis complexes du numérique en santé mentale dans les domaines de la prévention, des soins et de l’inclusion sociale, plusieurs axes d’action sont nécessaires :

Tout d’abord, encourager l’innovation et la recherche continue est essentiel. Cela implique de développer de nouvelles technologies et solutions numériques tout en évaluant rigoureusement leur valeur ajoutée pour les patients et les professionnels de la santé.

De plus, il est impératif de favoriser l’accès au marché pour les Dispositifs Médicaux Numériques en France, car actuellement, leur disponibilité est limitée. Cela nécessite d’encourager les investissements nécessaires pour la création et la mise en place de ces solutions innovantes.

La formation des professionnels de la santé est un pilier essentiel pour intégrer efficacement les outils numériques dans la prise en charge des patients. Pour cela, il faut renforcer la formation initiale et continue afin de familiariser les praticiens avec l’utilisation des technologies en santé mentale, et valoriser les nouveaux métiers de santé liés aux outils numériques.

Enfin, pour mener à bien ces objectifs, le Grand Défi «Numérique en santé mentale» s’articulera avec les PEPR « Santé Numérique » et « PROPSY – Programme-projet en psychiatrie de précision » afin de favoriser une approche multidimensionnelle de ces problématiques, d’englober les initiatives existantes et de renforcer les synergies pour faire progresser l’utilisation des outils numériques en santé mentale.

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